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A lire et à dire
13 mars 2010

seule mémoire, le monde d'hier, Stefan Zweig

Stefan_Zweigextrait du livre crépusculaire de Stefan Zweig, "le monde d'hier", dans sa préface :

"Ce n’est donc absolument pas sans dessein que j’arrête à une date précise ce regard rétrospectif sur ma vie. Car cette journée de septembre 1939 met un point final à l’époque qui a formé et instruit les sexagénaires dont je suis. Mais si, par notre témoignage, nous transmettons à la génération qui vient ne serait-ce qu’une parcelle de vérité, vestige de cet édifice effondré, nous n’aurons pas œuvré tout à fait en vain.

Je suis conscient des conditions défavorables, mais très caractéristiques de notre époque, dans lesquelles j’entreprends de donner forme à mes souvenirs. Je les rédige en pleine guerre, je les rédige à l’étranger sans la moindre pièce d’archives qui puisse secourir ma mémoire. Je ne dispose dans ma chambre d’hôtel ni d’un exemplaire de mes livres, ni d’une note, ni d’une lettre d’ami. Nulle part je ne puis me procurer de renseignements, car dans le monde entier les relations postales de pays à pays sont rompues ou entravées par la censure. Nous vivons aussi isolés les uns des autres qu’il y a des centaines d’années, alors que l’on n’avait inventé ni les bateaux à vapeur, ni les chemins de fer, ni l’avion, ni la poste. De tout mon passé, je n’ai donc rien d’autre par-devers moi que ce que je porte sous mon front. En ce moment tout le reste est pour moi inaccessible. Mais notre génération a appris à fond l’excellent art de faire son deuil de ce qu’on a perdu, et peut être ce défaut de documents et de détails tournera t’il au profit de mon ouvrage. Car je considère que si notre mémoire retient tel élément et laisse tel autre lui échapper, ce n’est pas par hasard : je la tiens pour une puissance qui ordonne sa matière en connaissance de cause et la trie avec sagesse. Tout ce qu’on oublie de sa propre vie, un secret instinct l’avait en fait depuis longtemps déjà condamné à l’oubli. Seul ce que je veux moi-même conserver a quelque droit d’être conservé pour autrui. Parlez donc, ô mes souvenirs, vous et non moi, et rendez au moins un reflet de ma vie, avant qu’elle sombre dans les ténèbres."

 

Aujourd'hui on pourrait ajouter qu'il n'y avait pas Internet et qu'il pourrait ne plus y avoir Internet. Je compterai donc sur ma mémoire demain pour le prochain cataclysme.

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