seule mémoire, le monde d'hier, Stefan Zweig
extrait du livre crépusculaire de Stefan Zweig, "le monde d'hier", dans sa préface :
"Ce
n’est donc absolument pas sans dessein que j’arrête à une date précise ce
regard rétrospectif sur ma vie. Car cette journée de septembre 1939 met un
point final à l’époque qui a formé et instruit les sexagénaires dont je suis.
Mais si, par notre témoignage, nous transmettons à la génération qui vient ne
serait-ce qu’une parcelle de vérité, vestige de cet édifice effondré, nous
n’aurons pas œuvré tout à fait en vain.
Je suis
conscient des conditions défavorables, mais très caractéristiques de notre époque,
dans lesquelles j’entreprends de donner forme à mes souvenirs. Je les rédige en
pleine guerre, je les rédige à l’étranger sans la moindre pièce d’archives qui
puisse secourir ma mémoire. Je ne dispose dans ma chambre d’hôtel ni d’un
exemplaire de mes livres, ni d’une note, ni d’une lettre d’ami. Nulle part je
ne puis me procurer de renseignements, car dans le monde entier les relations
postales de pays à pays sont rompues ou entravées par la censure. Nous vivons
aussi isolés les uns des autres qu’il y a des centaines d’années, alors que
l’on n’avait inventé ni les bateaux à vapeur, ni les chemins de fer, ni
l’avion, ni la poste. De tout mon passé, je n’ai donc rien d’autre par-devers
moi que ce que je porte sous mon front. En ce moment tout le reste est pour moi
inaccessible. Mais notre génération a appris à fond l’excellent art de faire
son deuil de ce qu’on a perdu, et peut être ce défaut de documents et de
détails tournera t’il au profit de mon ouvrage. Car je considère que si notre
mémoire retient tel élément et laisse tel autre lui échapper, ce n’est pas par
hasard : je la tiens pour une puissance qui ordonne sa matière en connaissance
de cause et la trie avec sagesse. Tout ce qu’on oublie de sa propre vie, un
secret instinct l’avait en fait depuis longtemps déjà condamné à l’oubli. Seul
ce que je veux moi-même conserver a quelque droit d’être conservé pour autrui.
Parlez donc, ô mes souvenirs, vous et non moi, et rendez au moins un reflet de
ma vie, avant qu’elle sombre dans les ténèbres."
Aujourd'hui on pourrait ajouter qu'il n'y avait pas Internet et qu'il pourrait ne plus y avoir Internet. Je compterai donc sur ma mémoire demain pour le prochain cataclysme.